lundi 23 novembre 2015

Un chien est mort…

Dans son édito du 19 novembre 2015*, un journaliste s’est insurgé contre les messages qui fleurissaient en hommage à Diesel, la chienne tombée pour la France durant l’assaut du raid à Saint-Denis. Autant de compassion pour un simple chien ? Mais où va la France, si ses citoyens osent mettre sur le même plan un animal et des êtres humains ? Elle va peut-être vers plus d’humanité justement, allez savoir…
Diesel, chienne malinoise de 7 ans, est morte le 16 décembre, tuée par des terroristes. Elle devait prendre sa retraite au printemps. L’émotion s’est aussitôt emparée de la Toile, en France et à l’étranger, à la hauteur du voile d’effroi et de douleur jeté sur le monde le soir du 13 novembre 2015. La voix dissonante de ce journaliste est venue briser le bel élan, et inciter à s’interroger.
Changer notre regard sur nous-mêmes
Car oui, pour oser mettre sur le même plan un animal et un être humain, il faut préalablement avoir pensé. Cogité. Réfléchi. Philosophé. Décortiqué notre pauvre humanité. Avoir accepté de n’être plus la mesure de toute chose, de n’être plus que des petits instants de passage dans un univers qui nous dépasse et nous dévore. Avoir accepté de ne plus nous regarder comme des déités, ou comme le nombril du monde. Effectivement, quand on n’a pas pris la peine de réfléchir à la cause animale, alors oui, l’on peut s’insurger, en toute bonne conscience et toute bonne foi. Et refuser de pleurer un chien tombé en héros comme l’on pleure un soldat tombé au front.
C’est alors que surgissent bien d’autres questions, en chaîne… Pleurer un chien oui, mais pourquoi pas un canard, un lapin, un veau, un saumon ? Pourquoi cette invisible (et si solide) barrière entre ceux que l’on choie, que l’on aime, que l’on respecte, que l’on défend, que l’on enterre, et tous les autres, les invisibles, animaux de batterie, d’abattoir, de laboratoires ? Parmi tous les internautes qui ont relayé la mort de Diesel, combien ont poussé la réflexion jusqu’à pleurer pour le morceau d’animal qu’ils allaient mettre dans leur assiette le soir ? Temps de crise oblige, ils ont peut-être même cherché la meilleure offre de supermarché avant de s’acheter leur steak ou leur tranche de jambon. Sans s’émouvoir du sort de cette pauvre bête, qui a grandi et vécu dans des conditions effroyables, parfois sans jamais voir la lumière du jour, puis a été abattue sous les coups, sous les cris, dans la peur et la souffrance aseptisées.
Aimer les uns pour exploiter les autres
Jean-Pierre Digard, dans « La Plus Belle Histoire des animaux », postule que les êtres humains des sociétés contemporaines occidentales surinvestissent leurs animaux domestiques à l’exact opposé de la manière dont ils maltraitent leurs animaux de rente. Comme les deux versants d’une même réalité, ubac et adret se rejoignant sur un point : l’outrance des deux positions. Nous aimons nos chiens et nos chats avec une passion qui, croyons-nous, nous permet de nous racheter de tout le reste : la réalité des fermes intensives, des abattoirs, de la sélection génétique, du clonage, de la maltraitance industrialisée, dans le secret du «Silence des bêtes», comme l’écrit Elisabeth de Fontenay.
Cette philosophe française, fille d’un grand résistant, a publié plusieurs ouvrages consacrés à la condition animale et aux rapports entre les humains et les animaux. Sans craindre de s’attirer les foudres, de manière aussi magistrale que magnifique, elle met ainsi en parallèle les pratiques de l’industrie agro-alimentaire (l’on pourrait ajouter pharmaceutique) et l’abjection de la Shoah. Laissons-la parler, sa prose est si belle…
Oui, les pratiques d'élevage et de mise à mort industrielles des bêtes peuvent rappeler les camps de concentration et même d'extermination, mais à une seule condition : que l'on ait préalablement reconnu un caractère de singularité à la destruction des Juifs d'Europe, ce qui donne pour tâche de transformer l'expression figée « comme des brebis à l'abattoir » en une métaphore vive. Car ce n'est pas faire preuve de manquement à l'humain que de conduire une critique de la métaphysique humaniste, subjectiviste et prédatrice. (« Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité »)
 
On sait que la grande majorité de ceux qui, descendant des trains, se retrouvaient sur les rampes des camps d'extermination ne parlait pas allemand, ne comprenait rien à ces mots qui ne leur étaient pas adressés comme une parole humaine, mais qui s'abattaient sur eux dans la rage et les hurlements. Or, subir une langue qui n'est plus faite de mots mais seulement de cris de haine et qui n'exprime rien d'autre que le pouvoir infini de la terreur, le paroxysme de l'intelligibilité meurtrière, n'est-ce-pas précisément le sort que connaissent tant et tant d'animaux ? (« Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité »)
 
T’es vegan, t’es hype !
Ces dernières années pourtant, des voix s’élèvent. De plus en plus nombreuses. Les temps changent. Naguère, être végétarien n’était pas très bien vu. Un végétarien ? C’était un empêcheur de manger en rond, un ascète qui ne se nourrissait pas par plaisir mais pour survivre, de préférence de graines germées et autres fadaises bio-sectaires. Aujourd’hui, les vegan ont le vent en poupe. T’es vegan, t’es hype !
Parallèlement, la liste des personnalités qui s’engagent aux côtés des défenseurs des animaux s’allonge. En 2013, 24 intellectuels signent ainsi un manifeste pour un changement du statut juridique des animaux. Parmi eux Boris Cyrulnik, Mathieu Ricard ou Luc Ferry. Et si l’on peut encore contester que les animaux puissent avoir des droits, l’on ne peut plus, aujourd’hui, nier une réalité : nous avons des devoirs envers eux. Plus la recherche en éthologie avance, plus l’on se rend compte des incroyables capacités de nos amies les bêtes. Altruisme chez les grands singes, conscience de la mort chez les éléphants, incroyables aptitudes sociales chez les corbeaux, dialectes de groupe chez les mammifères marins, et tant d’autres encore que l’on pourrait citer ou qui restent à découvrir…
Oui, les temps changent…
De toute façon, même sans ces découvertes scientifiques, l’humilité et la morale les plus élémentaires ne nous enjoignent-elle pas de protéger le vivant, quel qu’il soit, dans toute son altérité et dans toute sa spécificité ? Je ne suis pas une orque, je ne sais peut-être pas grand-chose de la vie intime des orques, mais il n’empêche que rien, absolument rien, ne m’autorise à la traiter comme un objet, à l’enfermer, à l’exhiber, à la priver de ses courses au long cours et de ses chants à plusieurs voix en compagnie de ses semblables, dans l’immensité des océans. Alors oui, les temps changent, cirque sans animaux, remise en cause des parcs zoologiques, combats de plus en plus respectés et pris au sérieux de groupes comme L214 ou Code animal, mais la route sera encore longue jusqu’à l’apaisement et la réconciliation.
A la télévision, les documentaires se multiplient, questionnant le sort que l’on réserve aux animaux. Ainsi, ce lundi 23 novembre, «L’animal est une personne», sur France 3, dont la diffusion sera suivie d’un débat. La télévision, écho des grands mouvements qui agitent et traversent la société, la conscience collective. L’antispécisme nous le dit depuis longtemps, mais nous nous bouchions les oreilles. Nous ne voulions ni voir, ni entendre, ni penser. Né dans les années 1970, l’antispécisme refuse la domination et la discrimination au nom de l’espèce. « La Libération animale» de Peter Singer signe le manifeste du mouvement. Aucune espère ne saurait être utilisée ou exploitée par l’être humain, les antispécistes sont donc tout naturellement vegans, c’est-à-dire qu’ils ne consomment aucun produit d’origine animale ou ayant nécessité l’exploitation d’un animal (alimentation, vêtements, cosmétiques). Bien au-delà, surgissent toutes les questions autour du propre de l’homme, de l’utilisation même du terme « animal » ou « animalité », que des philosophes ont à leur tour creusée, à l’instar de Jacques Derrida, par exemple.
Alors non, au regard de tout ceci, Diesel n’est pas le «symptôme de notre faiblesse» comme le dit ce journaliste de « L’Union ». Diesel était un animal sensible, une chienne douée de sensations et de sentiments, qui a été tuée pour une guerre qui ne la concernait pas. Une chienne, utilisée comme tant d’autres, chiens bien sûr, mais aussi chevaux, dauphins, oiseaux, pour servir la folie des hommes. La mort de Diesel doit nous inciter à réfléchir sur notre place au sein de la Création et à entrer en résistance pour respecter et protéger nos frères et sœurs à poils, à plumes, à écailles, où qu’ils se trouvent, et quels qu’ils soient.
Marie Perrin
  • Sébastien Lacroix, «Diesel, symptôme de notre faiblesse», L’Union du 19 novembre 2015.