mardi 18 février 2014

Mon chien, ce grand coupable ?

Une fois de plus, Benji a ravagé la cuisine, vidé la poubelle, déchiqueté les emballages et tout éparpillé dans la pièce, de la table à la cuisinière. Une fois de plus, quand vous êtes rentré, il a pris cet air coupable qui vous fait dire qu’ « il sait bien qu’il a mal agi » ! Et si vous vous trompiez ? Décryptage en compagnie de spécialistes de la question.

Difficile de rester de marbre lorsqu’on rentre d’une dure journée de labeur et que l’appartement, naguère si bien rangé, ne ressemble plus qu’à un champ de bataille. Et que le coupable, Benji, une fois de plus, courbe l’échine, ploie les oreilles et, tête basse, rampe le long du mur comme pour supplier un hypothétique pardon. Souvent, c’est humain, les reproches pleuvent sur ce pauvre Benji qui, en dépit des apparences, ne comprend pas ce qui lui vaut cette soudaine ire. Plusieurs auteurs et spécialistes du chien se sont penchés sur cette notion de culpabilité, et ils sont unanimes : le chien ne peut pas se sentir coupable.
 
D'Alexandra Horowitz à Roger Abrantes

Alexandra Horowitz, dans son ouvrage « Dans la peau d’un chien », note : « Il serait bien étonnant que le mécanisme qui fait adopter à un chien un air coupable ou provocant soit le même que le nôtre. Après tout, le bien et le mal sont des concepts culturels. » Elle donne ainsi l’exemple du petit enfant qui a cassé un vase précieux : sait-il qu’il a mal agi ? Certainement pas, parce qu’il ne l’a pas fait exprès, et qu’il ne sait pas encore faire la différence entre le bien et le mal. Grâce à des expériences, la chercheuse a mis en évidence que, le chien apprenant par association, il perçoit très rapidement l’agacement ou la colère de son maître, et adopte une attitude qui, en langage corporel humain, signifie la culpabilité mais qui, en langage corporel canin, signifie l’apaisement, voire la peur.
Ainsi écrit-elle, toujours dans le même livre : « L’arrivée du maître est plus étroitement liée au châtiment que la mise à sac de la poubelle, quelques heures plus tôt. Ce sont ainsi la présence et le mécontentement du maître qui, dans la plupart des cas, font adopter aux chiens une posture de soumission – que l’on interprète comme une attitude coupable […] On aurait ici tort d’affirmer que le chien a conscience de son méfait. L’animal ne conçoit pas son comportement comme mauvais. » En fait, « l’animal sait anticiper un châtiment lorsqu’il lit la contrariété sur le visage de son maître. En revanche, il ignore tout de sa culpabilité. Il sait qu’il doit se méfier de [son maître], c’est tout »*.
 
 
Dominique Guillo tient à peu près le même discours lorsqu’il soutient que « La jalousie telle qu’elle s’exprime chez le chien qui vient se manifester bruyamment à l’attention de son maître lorsque celui-ci caresse un autre chien, ou encore la culpabilité qui se manifeste chez un chien ayant détruit une partie du mobilier en l’absence de ses propriétaires peuvent donc être considérées comme identiques, au plan fonctionnel, aux sentiments et aux expressions désignés par les mêmes mots chez l’homme. Leur existence tient à leurs effets, c’est-à-dire au fait qu’elles consistent en stratégies qui ont une même signification et une même efficacité dans une circonstance sociale particulière – amadouer ou susciter la pitié, entre autres, pour la culpabilité. Simplement, les mécanismes neurophysiologiques et psychologiques à travers lesquels ces fonctions sont accomplies sont bien différentes dans nos deux espèces, comme le suggère le fait que le chien manifeste autant de culpabilité lorsque son maître est responsable du désordre »**. Ceci a été mis en évidence par Franz de Waal grâce à une expérience menée sur une chienne de race husky, qu’il relate en 1966 dans son livre « Good Natured ».
Patrick Pageat souligne également dans « Pathologie du comportement du chien », que « malgré les intentions qu’on lui prête, [le chien] n’est aucunement désolé », ajoutant qu’« on aura reconnu, dans ces manifestations de culpabilité, des signaux d’apaisement qui ne peuvent que répondre aux signaux de menace émis inconsciemment par les propriétaires lorsqu’ils découvrent l’étendue des dégâts »***.
 
Enfin,  Roger Abrantes écrit, en 1997 : « Quand un propriétaire décrit que son chien montre des signes de culpabilité – quand il a détruit quelque chose, par exemple -, il ne s’agit en réalité  pas de culpabilité dans l’acception éthologique du terme. Il s’agit plutôt d’une réaction du chien à l’attitude du propriétaire : celui-ci suscite la soumission et la peur du chien, et ce comportement est confondu avec un acte conscient. Les chiens sont très sensibles aux attitudes de leurs propriétaires. Ainsi, si un propriétaire s’attend à ce que son chien ait détruit en son absence, il est fort probable que le chien prendra un air coupable dès qu’il rentrera chez lui. Evidemment, le chien ne se souvient pas qu’il a mâchonné les chaussures préférées de son maître, mais il a appris à anticiper la colère de son propriétaire. C’est la raison pour laquelle punir un chien après-coup n’a absolument aucun effet, sauf éventuellement à accroître le problème »****.
 
Pour rétablir son homéostasie sensorielle
 
L’on pourrait ainsi multiplier les extraits de livres signés de grands spécialistes du chien et de leur comportement, l’on retomberait toujours sur la même réalité : en l’absence d’études et d’expériences plus poussées, rien ne permet de penser que le chien ait la capacité de se sentir coupable, dans le sens où nous, humains, nous sentons coupables. Lorsqu’un chien s’adonne à des destructions, c’est pour rétablir son homéostasie sensorielle. Certains individus ne tolèrent pas la solitude, d’autres s’ennuient, d’autres enfin ont besoin de s’occuper car ils n’ont pas eu la possibilité de dépenser leur énergie. D’autres cherchent à mâchonner, leurs besoins oraux n’étant pas comblés par leurs propriétaires, tandis que d’autres ne supportent pas d’être séparés de leur être d’attachement. Enfin, certains chiens ont tout simplement fait l’apprentissage que dans la poubelle, ce restaurant gastronomique canin !, se trouvent des restes alimentaires fort appétissants... et disponibles d'un coup de patte et de croc !
Que faire lorsque vous rentrez et que Benji a tout saccagé ? Avant tout, vous calmer, aller le promener, et ranger hors de sa vue. Puis tenter de comprendre la raison de ces actes «délictueux» : Benji est-il trop attaché, trop exigeant, trop sollicitant ? A-t-il autant de promenades qu'il le voudrait ? A-t-il à disposition des jouets d'occupation ou des os à ronger ? Dans tous les cas, avant que la situation ne se dégrade trop, n'hésitez pas à prendre conseil auprès d'un comportementaliste. Lui seul peut décrypter la situation et, avec vous, mettre en place des stratégies adaptées.

Marie Perrin
 
* Alexandra Horowitez, «Dans la peau d’un chien», Champs Sciences, 2011, p.218-221.
** Dominique Guillo, « Des chiens et des humains », Poche – Le Pommier, 2011, p.165.
*** Patrick Pageat, « Pathologie du comportement du chien », éditions du Point vétérinaire, 1988.
**** Roger Abrantes, « Dog language. An Encyclopedia of Canine Behaviour », Etats-Unis, Wakan Tanka Publishers, 1997, pages 77-78, article «Conscience» (traduction Marie Perrin)

dimanche 9 février 2014

Les conduites agressives chez le chien de compagnie

Choyés, humanisés, bichonnés à l’extrême, les chiens font partie intégrante de notre paysage social. En 2012, ils étaient 7.42 millions à partager les foyers des Français. Souvent au détriment de la plus élémentaire logique qui veut qu’un chien… n’est pas un humain ! Et qu’à négliger sa réalité éthologique, à vivre avec lui sans le connaître, sans savoir comment cohabiter avec lui, l’on s’expose à des troubles graves. Notamment les conduites agressives qui, chaque année, se retrouvent en une des médias. Mais qu’est-ce qu’une conduite agressive ? Qu’est-ce qui peut motiver un chien à grogner, menacer, mordre ?
 
Nombre de chiens sont perçus comme des animaux agressifs, voire dangereux. Il n’y a qu’à penser à son propre quartier, son propre village, sa propre expérience pour trouver des exemples éloquents. « Depuis quelques années [le] nombre [de morsures] ne fait que croître dans la plupart des pays industrialisés, au point qu’elles deviennent un véritable problème de santé publique » constate Dominique Guillo*, ajoutant, pour les Etats-Unis, qu'« un Américain a en moyenne 1 risque sur 50 de se faire mordre par un chien chaque année »**.  En France, il est difficile de trouver des statistiques, mais une enquête menée entre 2009 et 2010 sous la responsabilité de l’Institut de veille sanitaire, en collaboration avec l’association des vétérinaires comportementalistes Zoopsy souligne que « les morsures de chien représentent, pour un pays comme la France, plusieurs milliers de recours aux urgences chaque année »***.

Les médias font évidemment leurs choux gras des accidents les plus tragiques, de préférence lorsqu’un enfant est très grièvement blessé par le chien de la famille, d’un voisin ou d’un ami. Car bien souvent, c’est dans l’entourage proche qu’ont lieu ces dramatiques événements, preuve, s’il en fallait, que la conduite agressive est souvent la résultante d’un dysfonctionnement relationnel au sein du microcosme de vie de l’animal.
 
Malheureusement, dire d’un chien qu’il est « agressif », c’est l’étiqueter, l’enfermer dans une case, ne plus voir l’individu dans sa globalité et sa complexité. Car un chien n’est jamais agressif tout le temps, il l’est généralement de manière ponctuelle, et pour une raison précise. De surcroît tous les chiens, même les plus pacifiques, sont susceptibles, un jour ou l’autre, de jouer de leur denture pour se défendre, ou faire valoir leur position. Enfin, l’on ne saurait passer sous silence la grande responsabilité des propriétaires dans les agressions dont leurs chiens se rendent coupables, parfois, avouons-le, en état de légitime défense.
 
Les humains frappent, les chats griffent, les chiens mordent 
 
L’agressivité fait partie du répertoire comportemental des chiens, ainsi que des humains et de bien d’autres espèces. Les humains frappent, les chats griffent, les chiens mordent. Konrad Lorenz voit en elle un instinct de survie****. La conduite agressive vise à obtenir, ou à faire cesser. Assurer sa suprématie sur un congénère par exemple, ou faire cesser la douleur d’une manipulation. Elle se décompose généralement en plusieurs phases distinctes : la menace, qui sert à prévenir et qui doit être respectée en tant que telle – un chien qui menace est sain, il avertit qu’il n’a pas envie de passer à la phase suivante, mais que si on l’y oblige, il le fera. Puis vient la morsure, idéalement brève et sèche*****, suivie d’une phase d’apaisement – léchage de l’individu qui a été mordu par exemple (un chien qui lèche la main qu'il vient de mordre ne demande pas pardon, contrairement à la croyance populaire, il se contente d'apaiser son «adversaire» tout en signifiant sa victoire).
 
les conduites agressives entre chiens : une interaction parmi d'autres...
(photo Laurence Bruder Sergent)

La première constatation coule de source : un grand nombre de morsures pourraient être évitées si les propriétaires n’insistaient pas lorsque leur chien grogne. En se disant « c’est moi le chef, il doit m’obéir et ne doit pas grogner contre moi », ils s’exposent tout logiquement à se faire mordre. Mais alors, que doit-on fait lorsqu’un chien grogne ? Tout simplement reculer, puis prendre rendez-vous avec un spécialiste du comportement, qui analysera les causes de cette conduite et mettra en place les stratégies pour apaiser la situation.
 
Quelles causes peuvent conduire un chien à adopter une conduite agressive ?
 
Les conduites agressives sont multiples. Elles peuvent être de nature défensive ou offensive, s’exercer sur un congénère ou sur un individu d’une autre espèce. Un chien peut vouloir protéger excessivement ses humains, gérer les interactions de son être d’attachement, défendre son lieu de vie, ou ses ressources, il peut aussi reproduire ce qu’on lui fait subir – car oui, la violence engendre la violence****** !
 
Moyer, éthologue américain, a classifié les conduites agressives en 1969. Parmi celles-ci, l’on peut citer l’agression par peur, qui est peut-être l’une des plus courantes, et pourtant l’une des moins bien identifiées par les propriétaires. La peur peut même modifier la séquence, rendre la menace ténue, voire inexistante, et le passage à l’acte très brutal. La laisse favorise ces agressions par peur puisque le chien n’a aucun moyen de se soustraire à ce qui l’effraye. L’on ne soulignera jamais combien les nez à nez en laisse sont à proscrire (surtout si les chiens ne se connaissent pas, ou peu). Concernant la laisse, je pense ainsi à une chienne adolescente (berger allemand) qui, entravée, aboie avec une férocité déconcertante, semblant vouloir réduire tous ses congénères en menus morceaux et qui, une fois libre, est la convivialité et la jovialité incarnées…
 
Les chiens sont également susceptibles de grogner ou de mordre lorsqu’ils ont mal, ou lorsqu’ils sont soumis à une contrainte désagréable. Là encore, le bon sens devrait prévaloir : certains propriétaires ne se rendent pas compte du risque qu’ils encourent quand ils attrapent leur chien « coupable » d’une bêtise par les poils, par une partie de son corps, voire qu’ils le secouent pour punition (le fait de secouer un chien, rappelons-le, équivaut en langage canin à une volonté de mise à mort).
 
Un chien apprend par ailleurs très rapidement que la morsure fait cesser le désagrément : il n’hésitera pas en user la fois suivante, et de manière de plus en plus rapide, sans signes annonciateurs. C’est ce qu’on appelle l’instrumentalisation : le chien a découvert qu’il pouvait utiliser la morsure pour qu’on arrête de l’embêter.
 
Le mordant : le chien apprend à instrumentaliser la morsure... (Photo Marie Perrin)
 
 

Une autre catégorie est également mal connue des propriétaires. Il s’agit des agressivités redirigées : ainsi, un chien passe dans la rue. Derrière le portail, se trouvent deux autres chiens, fort irrités de cette déambulation. Incapables de s’en prendre directement à l’objet de leur courroux, ils peuvent se retourner l’un contre l’autre et s’agresser.
 
Enfin (mais cela fera partie d’un article dédié ultérieurement), que de morsures (graves) pourraient être évitées si les parents contrôlaient strictement la cohabitation de leurs enfants et de leur chien ? Ainsi, lorsqu’un gâteau tombe sous la table, enfant et chien se précipitent souvent pour le ramasser… avec comme résultat logique une morsure, parfois sévère ! Et là encore, le chien a beau être dans son « bon droit », il est le coupable tout désigné, celui que l’on châtie durement pour la faute.
 
Comment éviter les conduites agressives ?
 
La plupart des conduites agressives ne sont pas une fatalité. Avant tout, il convient de savoir « gérer » son chien, c’est-à-dire lui donner un cadre de vie clair et lisible, qui corresponde à ses besoins éthologiques. Un chien qui suit paisiblement son leader n’a aucune raison de vouloir le « défendre » dans la rue, et s’en remet à lui même dans les situations d’inconfort.
 
Respecter les besoins du chien, apprendre ses codes, bien communiquer avec lui sont aussi de bonnes garanties contre d’éventuelles conduites agressives. Ainsi, l’on ne doit jamais déranger un chien qui mange, qui dort, qui se réfugie dans son panier. Savoir décrypter les attitudes d’un chien permet aussi de détecter la peur, la contrariété ou l’irritation, et d’agir en conséquence. Certains chiens sont rendus agressifs par le manque d’exercice ou de contacts avec des congénères. Enfin, l’on n’insistera jamais assez sur l’importance du travail de l’éleveur, qui doit œuvrer pour que les chiots qu’il a fait naître se développent dans des conditions optimales pour leur équilibre futur.

 
Marie Perrin



* Dominique Guillo, « Des chiens et des humains », Poche-Le Pommier, 2011, p.17.
** Ibid..
*** http://www.invs.sante.fr/publications/2011/morsures_chiens/rapport_morsures_chiens.pdf

**** Konrad Lorenz, «L’Agression», Champs Flammarion, 1993.
***** Il existe différents types de morsures, qui équivalent à différents profils de chiens : les comportementalistes ont des grilles d’évaluation leur permettant de classifier la dangerosité potentielle du chien qui a mordu. Idéalement, la morsure est brève et sèche car elle ne sert pas à tuer. Mais de mauvaises conditions de développement, ou des apprentissages délétères peuvent modifier la typologie de la morsure. Dans tous les cas, pour toute conduite agressive, il est conseillé de faire appel à un spécialiste du comportement.
****** Claude Beata, « La Psychologie du chien », Odile Jacob poches, 2008, p. 162 : « La punition physique engendre de la douleur et de la peur et peut donc déclencher des réponses agressives. Elle est à proscrire ».