lundi 28 octobre 2013

L'anthropomorphisme, entre éthologie et vie quotidienne

L’anthropomorphisme, attitude qui consiste à prêter des caractéristiques humaines à des objets ou des animaux, fait frémir les éthologues. Pourtant, elle constitue le quotidien de tout propriétaire de chien qui pense, en toute bonne foi, observations à l’appui, que son chien se venge, est jaloux ou méchant. Qu’en est-il précisément ? Analyse et décryptage.
 
Le premier à avoir abordé le sujet de l’anthropomorphisme est le psychologue et éthologue Conway Lloyd Morgan, lorsqu’il édicta son « canon de Morgan » en 1894. Ainsi écrivait-il qu’« en aucun cas, une activité animale ne doit être interprétée en termes de processus psychologique complexe si elle peut être interprétée comme relevant de l’exercice de facultés moins élaborées dans l’échelle de l’évolution et du développement psychologique »*.
 
L’anthropomorphisme, menace qui pèse sur l’éthologie
 
L’anthropomorphisme devient ainsi le spectre qui hante les scientifiques, menaçant de jeter le discrédit sur tous leurs travaux. Au point d’ailleurs que les chiens familiers ont longtemps été délaissés par les chercheurs, objets d’étude suspects en raison précisément de leur trop grande proximité avec les êtres humains. Car le fantôme de Hans le malin plane sur la discipline, ce cheval qui, disait-on, savait compter, avant de découvrir qu’il avait tout simplement acquis la faculté de déceler les imperceptibles modifications corporelles de son interrogateur...


Des chiens qui se vengent, aiment et jalousent
 
Loin des laboratoires, qu’en est-il de l’anthropomorphisme dans notre vie de tous les jours ? Qui n’a pas dit de son chien qu’il « se vengeait », était « aimant » ou « jaloux » ? Qui n’a pas prêté à Médor des sentiments bien humains, avec toute la force de persuasion de celui qui regarde agir son chien et qui a réellement cru discerner, dans son attitude, les signes évidents de la jalousie ou de la vengeance ?
 
Il est aujourd’hui admis que les sentiments appartiennent à la sphère de l’humain. Pour l’animal de compagnie, l’on évitera d’utiliser des termes désignant des sentiments, privilégiant le champ sémantique des émotions. Ainsi, l’on parlera d’affection, et non pas d’amour ; de frustration, et non pas de vengeance ; de possessivité, et non pas de jalousie.
 
Mais pourquoi ? Quelle en est la raison ? Pour mieux comprendre, prenons l’exemple de l’apparente culpabilité du chien qui a détruit l’appartement. La culpabilité, tout d’abord, renvoie à un processus mental complexe, puisqu’elle est « l’expression du sentiment d’avoir violé une règle et la crainte de la sanction qui lui est associée »*. Or, le chien connaît-il les règles, la morale, le bien en soi et le mal en soi ? Ou plus exactement, le bien et le mal dans le système de pensée des humains ? Certes non... Et dans ce cas de figure précis, n’a-t-il pas plutôt fait un apprentissage, celui que le désordre provoque le courroux de son maître ?
 
De la culpabilité à l’apaisement, le règne des faux amis
 
C’est la conclusion à laquelle est arrivée Franz de Waal, grâce à une expérience qu’il  relate en 1996 dans son livre «Good Natured». Une femelle husky avait pris l’habitude de déchiqueter des journaux en l’absence de son maître. Lorsque celui-ci revenait à la maison, elle montrait d’évidents signes de culpabilité. L’on demanda alors au propriétaire de mettre lui-même des confettis de journaux, mais sans que la chienne le voie faire : introduite ensuite dans la pièce, elle montra exactement les mêmes signes de « culpabilité » que d’ordinaire. Franz de Waal en conclut que l’apparente culpabilité de la chienne n’est en réalité rien d’autre que l’anticipation du comportement d’énervement de son maître.
 
L’on peut même aller un peu plus loin : tête et yeux bas, corps voûté, démarche lente relèvent d’une tentative d’apaiser l’individu agressif, menaçant. Nous pensons « culpabilité », il pense  « apaisement », et ce faux ami linguistique nous entraîne sur des chemins de traverse, faits d’incompréhensions mutuelles. Il faudrait toujours garder à l’esprit qu’un chien ne fonctionne pas comme un être humain. Il est un chien, à considérer et à décrypter comme tel, et nous devons apprendre qui il est avant de lui prêter intempestivement des intentions humaines. Certes, quand il a démonté l’appartement du sol au plafond, il ressemble à s’y méprendre à un enfant pris en faute, sauf… qu’il n’est pas un enfant !
 
Lorsque l’anthropomorphisme impacte notre relation à l’animal
 
Le souci de l’anthropomorphisme, c’est qu’il peut impacter très négativement notre lien à notre animal, ainsi que la vie et le bien-être de l’animal lui-même. Ainsi, ce qui vaut pour la « culpabilité » vaut aussi pour ce que nous nommons « punition », et qui n’a également de sens que dans notre monde de règles en tout genre. Pour le chien, bien souvent, la punition n’est que la manifestation d’une attention du maître, pas très agréable effectivement, mais néanmoins. Si l’on veut punir un chien, il faut d’abord savoir ce qui peut faire sens dans son monde à lui – l’ignorance intentionnelle par exemple, que les chiens pratiquent entre eux. Si l’on pense punir un comportement et qu’il perdure, ou qu’il s’intensifie, c’est qu’en fait nous le... récompensons ! Une évidence à méditer !
 
Un chien est... un chien...
 
Le chien est donc un chien, ni plus ni moins. Ce qui ne signifie pas qu’il n’ait pas une vie mentale riche, des processus cognitifs élaborés. Simplement, ils lui sont propres, et l’on ne peut pas calquer notre manière de fonctionner sur la sienne. Aujourd’hui, les chercheurs en éthologie s’affrontent sur ce terrain, les uns restant bornés sur le rejet absolu de l’anthropomorphisme, épouvantail absolu agité sur tous les fronts, tandis que d’autres s’intéressent à la cognition animale, à la vie mentale des bêtes. Cette question nous entraîne d’ailleurs sur de vertigineux sentiers philosophiques.
 
Au Moyen Age, rien n’empêchait de juger un animal pour meurtre, ou pour tout acte délictueux. Puis vint Descartes et la frontière nette qu’il établit avec son animal-machine entre les êtres humains et les simples « bêtes ». Depuis le XXe siècle, tout ceci est remis en cause, aussi bien par les tenants radicaux de l’antispécisme que par des philosophes reconnus comme Elisabeth de Fontenay, qui s’interroge dans ses ouvrages sur la frontière entre l’homme et l’animal. Il nous reste encore tant à apprendre…
 
 
Marie Perrin
 
* «In no case is an animal activity to be interpreted in terms of higher psychological processes, if it can be fairly interpreted in terms of processes which stand lower in the scale of psychological evolution and development.»
 
* Dominique Guillo, Des chiens et des humains, p.150.

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